A-t-on encore le droit d’être sceptique ?

Elliot Vaucher
4 min readApr 4, 2019

Je pars d’un constat : le scepticisme a mauvaise presse aujourd’hui. Ce terme qui, à l’origine, qualifie une certaine école de pensée, est aujourd’hui utilisé comme un outil de classification de persona non grata dans le discours public. Traiter quelqu’un de sceptique, à propos de ces sujets qui font l’unanimité, pour ne pas dire qu’ils représentent la doxa, le crédo moderne, est une arme pour discréditer un journaliste, un écrivain, un penseur, ou tout simplement un opposant politique. « C’est un climato-sceptique », c’est un « euro-sceptique » est en passe de devenir une formule magique pour mettre hors-jeu une personne qui ose remettre en doute un discours établi.

Parce qu’il est bien question de cela, dans une posture sceptique. Il n’est question que de remettre en doute. À l’origine, un sceptique est un individu qui « suspend son jugement ». Considérant qu’il ne possède pas assez d’information à propos d’une question complexe, le sceptique s’offre la possibilité de ne pas trancher, de ne pas donner un avis définitif sur la question. Je ne vois rien là-dedans de très inquiétant…

Mais nous vivons à l’ère de l’action, nous disent-ils. Agissez ! Agissez ! Agissez ! On verra plus tard si les actions ont été faites dans la bonne direction…

Au-delà de la blague, il y a une vraie question de société à se poser, il me semble. Comment en sommes-nous arrivés au point où le scepticisme est devenu une tare ? Il me semble pourtant qu’il est à l’origine de nombreuses percées de l’esprit humain à travers le temps. N’est-ce pas lui qui a ouvert la voie à de nouveaux discours, à de nouvelles découvertes, à des époques où le pouvoir en place maîtrisait plus fortement qu’aujourd’hui (vraiment ?) ce qui pouvait ou ne pouvait pas être dit. Il fut un temps où l’Eglise disait « la terre est plate », et c’est une remise en question de cette soi-disant évidence qui a permis à l’astronomie moderne de commencer à exister… Bien pire, et bien plus actuel, il fut un temps où l’on appelait « Credo » le phénomène social suivant : on posait la question à un individu que l’on soupçonnait d’être un libre-penseur s’il croyait à Dieu, l’Enfer, le Paradis ; si ça réponse était négative, il était poursuivi, incriminé, et parfois même brûlé vif. Oui, vous avez bien lu, à partir d’une simple question du type « crois-tu ou pas à ces trois choses que sont Dieu, le Paradis, et l’Enfer », si la réponse était négative, on pouvait incriminer la personne. Et qu’en est-il aujourd’hui de la question « crois-tu au dérèglement climatique ? »…

Il va de soi que les réponses, dans la réalité, sont toujours nuancées. On peut ensuite décliner cette question du climat en sous-questions qui se rapportent à l’impact exact de l’homme sur celui-ci, et ainsi de suite. Certes. Toujours est-il que pour ma part je trouve le parallèle entre l’époque du Credo et la nôtre bien effrayant.

Le vocabulaire nous apprend beaucoup de choses sur nos façons de penser. Or, l’introduction dans un langage commun de concept automatiquement dévalorisants comme « climato-sceptique » ou « euro-sceptique », est un indicateur probant d’une habitude que l’on est en train de prendre de juger toute personne qui se permet d’avoir des doutes d’un oeil suspicieux. Dans un autre registre le terme complotiste va dans le même sens. Que l’on ose s’interroger sur les intentions des gouvernements à l’égard des peuples, comme l’histoire nous a appris prouvé tant de fois qu’elles existent, et l’on se retrouve affublé de cette étiquette discréditante.

Le plus navrant dans tout cela est que le scepticisme, la pensée critique, le doute, sont au coeur de notre civilisation européenne, si tant est qu’elle ait jamais existé. Depuis l’antiquité, ce que nous appelons monde gréco-romain, dont nous sommes de lointains descendants, s’est construit sur la distanciation critique, sur un certain mode de pensée, la logique, qui avec ses qualités et ses défauts, nous séparait, déjà plus de deux mille ans avant notre ère, de nos lointains cousins asiatiques, dont le mode de pensée reposait au contraire sur une forme de taoïsme opérant une synthèse entre les contraires dont nous nous étions de plus en plus en train de nous éloigner.

On parle d’Europe aujourd’hui. Mais quel est l’avenir de l’Europe si elle est incapable de proposer un projet commun pour les peuples qui la composent ? Or un système économique n’est pas un projet, et ces vingt dernières années nous l’ont prouvé de façon amère. Si l’on souhaite rester soudés, et trouver une manière intelligente de répondre aux empires voisins qui se dressent devant nous, il serait grand temps de se reconstruire une identité commune. Mais pour ce faire il faut connaître notre histoire, et être un tant soit peu conscients d’où l’on vient. Ce développement sera l’objet d’un autre article, mais pour conclure sur celui-ci je tiens simplement à ajouter : il n’y a pas de pire trahison que l’on puisse faire à notre culture, cette culture qui a produit ces fameuses libertés pour lesquelles on se bat aujourd’hui, cette culture qui nous a offert le droit si précieux à l’expression de qui nous sommes, au-delà des préjugés et des violences stigmatisantes, il n’y a pas de pire trahison, disais-je, que de nous laisser imposer si servilement l’utilisation du mot sceptique comme une insulte.

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Elliot Vaucher

Les réflexions publiées ici n’engagent que moi.