Internet n’est qu’un miroir de nous-mêmes, tant mieux.

Elliot Vaucher
8 min readMar 5, 2020

Pour comprendre pourquoi nous sommes passés du rêve d’un internet “ouvert”, à un internet “fermé”, il faut avoir recours à la psychologie.

Photo by yulia pantiukhina on Unsplash

Internet est désormais “fermé”

La plus grande partie du temps passé en ligne par les utilisateurs du monde est faite à travers des interfaces dont le contenu est parfaitement optimisé pour eux, et seulement pour eux, donc est un pur miroir d’eux-mêmes.

Dans cet article, j’entends par internet “ouvert” ce que ce protocole d’échange d’information a pu être dans ses débuts. Aucune récolte de vos données, aucune suggestion publicitaire, aucune restriction d’accès par rapport à vos recherches précédentes. Inversement, un internet “fermé” est ce que nous expérimentons aujourd’hui. À titre informatif, mais ce devrait être là un programme d’éducation nationale, sachez que toutes vos activités en ligne sont désormais enregistrées, mesurées, suivies, trackées, comme on dit, dans le but de vous montrer les choses qui sont susceptibles de vous intéresser. Vous avez déjà fait l’expérience des suggestions Youtube. Il suffit de vous connecter sur le compte Youtube d’un ami pour vous rendre compte de l’étroitesse des suggestions qui apparaissent sur le votre. Même chose pour Instagram, Twitter, Snapchat, Tik-Tok. Un autre exemple de cette “surveillance” est le Pixel Facebook. Un très grand nombre de sites web ont installé sur leur page cet outil qui permet de récupérer des données sur votre navigation. D’où provenez-vous, quel comportement avez-vous eu sur le site, quels clics, quel temps passé sur quelle page, quels paragraphes de texte. Toutes ces informations serviront plus tard à vous montrer des offres, des publicités, des contenus, qui seraient susceptibles de vous intéresser, sur les multiples plateformes sur lesquelles vous allez surfer par la suite.

C’est une première chose. À ce qui précède, et toujours en guise d’introduction, on peut ajouter qu’il est important de comprendre qu’aujourd’hui le mythe de la personne qui se connecte à internet depuis un ordinateur portable, ouvre Google, et fait une recherche par pure curiosité sur la bataille de Waterloo ou les Révoltes de 1848, sur les créateurs de Facebook ou le tracking en ligne, concerne un pourcentage infime des connections internet. La majorité se fait aujourd’hui sur mobile, et par l’intermédiaire d’applications. Ceci signifie que la plus grande partie du temps passé en ligne par les utilisateurs du monde est faite à travers des interfaces dont le contenu est parfaitement optimisé pour eux, et seulement pour eux, donc est un pur miroir d’eux-mêmes.

Même les quelques rares personnes qui se connectent encore “à l’ancienne”, et pensent avoir accès au monde en naviguant sur le net commettent une erreur pernicieuse. Nous avons nos préférences, dans nos navigateurs, nous nous connectons à tel site d’information plutôt qu’un autre, nous lisons tel média plutôt que tel autre. Quotidiennement.

Personne n’a jamais lu toutes les différentes presses tous les jours, pourrait-on argumenter. Certes. Mais aux temps de la presse écrite, rares sont ceux qui avaient l’impression de se connecter au monde en ouvrant les pages de son journal préféré. Internet nous a vendu cette illusion.

Une dernière chose : n’oubliez jamais que vous ne lisez internet que dans votre langue de prédilection, peut-être deux, voire trois si vous êtes chanceux. Pour ne prendre que les plus parlées, c’est à dire par des milliards d’autres êtres humains vivant selon des cultures, ayant des visions du monde différentes de la votre, il y en a encore sept auxquelles vous n’avez pas le moindre accès. Autant dire que dans une pièce de dix individus, vous communiquez avec un, voire deux, tout en ayant l’impression de comprendre ce que tous veulent, pensent, croient, rêvent d’obtenir ou de quitter à jamais. Et je ne parle ici que des langues les plus parlées.

Photo by Meagan Carsience on Unsplash

Pourquoi avons-nous “fermé” internet ?

L’inconnu nous angoisse. Le maximum de “nouveauté” que nous puissions tolérer au quotidien est la fonction “explore” d’Instagram.

Je pense que la première raison qui puisse expliquer que nous nous soyons dirigés de plus en plus vers un internet fermé, qui, si l’on a compris ce qui précède, est aujourd’hui un pur reflet de nous-mêmes, plutôt qu’une porte ouverte sur le monde, est une simple et évidente réaction psychologique.

Internet ouvert est une impossibilité pour l’être humain. Issu du rêve fou de quelques chercheurs, un réseau infini d’informations connectées entre elles ne pouvait tout simplement pas atteindre les masses sans muter. En fait, le principe est trop anxiogène pour s’adresser à tous. Imaginez vous connecter tous les jours à quelque chose de nouveau, d’inconnu, de jamais vu. Chaque fois que vous pénétrer sur le “réseau”, les choses sont différentes, autres, inattendues. Imaginez, pour simplifier, qu’à chaque fois que vous vous connectiez sur Youtube, on vous propose des choses insolites. Un jour des vidéos de petlovers, puis des matchs de catch, des scooters en Thaïlande, des plongeurs sous-marins, des pilotes de tanks, des inconnus qui mangent des crackers, des bébés qui dansent, des cours de finance, des façons de faire des noeuds, des jeunes filles qui dessinent, des clips de rap. Impossible. L’expérience serait vertigineuse. Vous en auriez la nausée.

Le fait que nous ayons créé des cookies, enregistré vos préférences, que nous ayons rétréci internet par une surveillance de vos mouvements qui permet de vous connaître et de vous proposer ce qui va vous intéresser, est une simple conséquence de la nature même du psychisme humain. Nous avons besoin de rituel. Nous avons besoin de familiarité. L’inconnu nous angoisse. Le maximum de “nouveauté” que nous puissions tolérer au quotidien est la fonction “explore” d’Instagram. Au-delà, cela nous rend mal à l’aise, et finalement nous fait du mal. La surveillance, et la personnalisation de l’expérience d’internet qui s’en suit, ne sont pas l’oeuvre d’esprits machiavéliques voulant vous posséder, c’est la mutation logique d’un outil surpuissant lorsqu’il a rencontré les masses, et qu’il s’est retrouvé façonné en sens contraire par la structure du psychisme humain.

Photo by Michel Paz on Unsplash

Au fond ce que nous cherchons c’est nous-mêmes

On aimerait que notre feed, en l’ouvrant, nous donne instantanément la clé de notre personnalité.

Nous sommes tiraillés. Nous sentons, d’un côté, un besoin quotidien et urgent de nous évader. Internet nous a fait cette promesse, les réseaux sociaux l’ont incarnée. Nous souhaitons rêver, nous voulons nous enfuir. Nous cherchons quelque chose sans vraiment savoir quoi. À chaque connexion, un appel se fait sentir au fond de nous-mêmes, et si j’ouvrais Instagram sur la réponse à mes questions, et si enfin je trouvais ce que je cherche, ce que je poursuis, mon rêve et mon ambition. Nous attendons des réseaux sociaux qu’ils nous offrent un échappatoire, qu’ils nous délivrent de notre quotidien. Nous avons besoin qu’ils nous orientent vers la réponse que nous désespérons d’entendre. Mais la réponse à quelle question ? À la question de qui nous sommes.

La plupart du temps ce que nous cherchons c’est nous mêmes. Nous cherchons qui nous sommes. C’est pour cela que les réseaux sociaux nous ressemblent, qu’ils sont allés de plus en plus dans la direction d’un miroir de nous-mêmes. Chaque jour nous perfectionnons quelque peu notre reflet numérique. Chaque jour nous peaufinons notre identité digitale. Mais ce qui est intéressant c’est que nous la précisons essentiellement pour nous-mêmes. Adolescent, certes, trop sensible aux regards extérieurs, l’image que l’on postais de nous-mêmes, dans telle ou telle situation, avec tel ou tel filtre, était adressée principalement aux autres. Mais plus tard dans notre construction, passé l’étape de la pure superficialité, vers une période plus mature de la vie où le regard des autres nous importe moins, ce que nous cherchons en suivant tel ou tel compte, en utilisant telle ou telle plateforme, en publiant tel ou tel contenu, en explorant de nouveaux hashtags, c’est à comprendre qui l’on est. On se cherche. On veut se trouver dans nos références. On veut se saisir dans nos préférences. On aimerait que notre feed, en l’ouvrant, nous donne instantanément la clé de notre personnalité. On aimerait qu’internet décrypte enfin la complexité de notre être, et nous dise, finalement : voilà qui tu es. C’est toi. Tu n’as plus à te chercher. Maintenant tu sais.

Si l’on ne comprend pas la force que ces algorithmes ont sur nous, dans leur façon de nous donner une image de nous-mêmes que nous cherchons plus que tout au monde, alors nous ne pourrons jamais lutter efficacement contre leurs dérives. Les machines sont nos nouveaux oracles. Nous avons trouvé en elle un confident à qui déclarer tous nos secrets et qui sait nous renvoyer, par la suite, un portrait détaillé de nous-mêmes qui nous éclaire dans notre chemin vers la compréhension de qui nous sommes. À défaut de trouver un substitut à ce doux plaisir que nous offrent les plateformes de nous éclairer sur le chemin de l’introspection, de la découverte de soi, je pense que nous luttons dans le vide en parlant de privacité et de protection des données.

Quelques considérations géopolitiques

Au vu de ce qui précède, je pense que l’Europe fait fausse route quand elle veut se mesurer aux Etats-Unis, que ce soit en protégeant les données de ses utilisateurs ou en mettant en place ses propres plateformes qui seront la pâle copie des plateformes américaines. Nous devons avoir une vision claire de nos forces et de nos faiblesses. Or, notre force est culturelle, elle est historique. Nous aurions meilleur temps de dépenser du temps et de l’argent à nous plonger dans nos racines intellectuelles, pour améliorer notre système éducatif, créer des générations d’êtres humains conscients du fonctionnement du psychisme, et capables de recul sur leurs pratiques numériques, plutôt que de mettre des milliards dans la sécurisation de nos données.

Les américains ont pris une longueur d’avance en aspirant des quantités infinies de données sur nous. Mais les données ne sont rien sans leur interprétation. Notre histoire culturelle, philosophique, littéraire, artistique, déborde de trésors sur la question de l’interprétation du fonctionnement de l’espèce humaine. En utilisant ne serait-ce qu’1% des données que l’on est capable de récolter aujourd’hui sur les comportements en ligne, et en les interprétant à la lumière de notre héritage philosophique, nous serions capable de produire beaucoup plus de valeur, de progrès, d’avancées sociales, qu’en essayant de s’accaparer les 99% d’informations restantes, aujourd’hui aux mains des Etats-Unis, qui visiblement ne savent tout simplement pas quoi en faire, trop riches en matière brute, trop pauvres en capacités d’analyse.

Il est fondamental de ne pas oublier que les Etats-Unis ont un héritage behavioriste en psychologie. Ils sont naturellement enclins à vouloir récolter le plus d’information comportementale possible. À l’inverse, nous sommes des héritiers de la psychanalyse. Et pour rappel, le principe même de cette découverte immense est que la majeure partie du comportement manifeste d’un individu est trompeuse, et que les véritables leviers de son comportement ne sont compréhensibles qu’en plongeant plus profondément, jusqu’aux structures profondes du psychisme que nous avons hérité de nos ancêtres. Là-dessus, l’Europe a une matière infiniment plus grande que les Etats-Unis.

En d’autres termes, ce que nos politiciens ont tendance à oublier quand ils prennent l’étendard de la lutte sur la fuite des données, c’est que du point de vue historique et philosophique, nous avons plusieurs millénaires de données d’avance sur ceux que nous essayons de combattre.

--

--

Elliot Vaucher

Les réflexions publiées ici n’engagent que moi.