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L’art de la guerre, numérique.

Elliot Vaucher
9 min readMar 11, 2020

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Pour construire une stratégie numérique européenne digne de ce nom, il importe de dresser un portrait correct de ceux que l’on entend combattre, à commencer par Facebook.

L’impression que nous donnent les médias depuis un certain temps, et qui semble avoir gagné jusqu’aux décideurs politiques est la suivante : les GAFAM ont sucé nos data jusqu’à la moelle et nous nous retrouvons aujourd’hui à leur botte, en tant qu’européens, parce qu’ils maitrisent les données.

À peu de chose près, c’est le scénario qu’on nous vend. Si l’on met de côté Apple, dont la force tient essentiellement dans le design, Amazon, dont l’innovation a été de croire dur comme fer à la possibilité du commerce en ligne, et Microsoft, dont le modèle d’affaire me dépasse, tant il est tentaculaire, il nous reste Google et Facebook, qui effectivement semblent faire reposer l’essentiel de leurs démarches sur la récolte de “données”.

Mais il faut s’entendre sur la notion de données. Ce qui fait la force de Facebook et Google est un type de données bien précis : des données sur le comportement humain.

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Zuckerberg est un héritier du courant béhavioriste en psychologie, ce qui explique pourquoi il a construit Facebook, et pourquoi Facebook est le plus grand aspirateur à informations sur le comportement humain jamais créé.

Quand on nous propose des stratégies consistant à bloquer purement et simplement la migration de nos données je me pose une question : a-t-on encore une culture philosophique et psychologique européenne ? A-t-on encore un système éducatif ?

C’est par la force de notre tradition pédagogique, certes bien amoindrie par les temps qui courent, que nous lutterons efficacement contre les mastodontes américains, ou la séduction chinoise. C’est grâce à notre héritage culturel.

Car il faut en prendre conscience : Facebook est purement et simplement la plus grande expérience de psychologie comportementale du XXIème siècle.

Mark Zuckerberg est américain, il a étudié dans des universités américaines, et le modèle avec lequel il travaille est un modèle béhavioriste, donc comportementaliste. Toutes les informations nécessaires à la compréhension de cela sont publiques. Il suffit de lire sa page Wikipedia. Zuckerberg a étudié la psychologie et l’informatique. Pourquoi ne mentionne-on jamais le cursus en psychologie ? Il a participé aux camps John Hopkins pour les élèves brillants, entre autres avec Sergueï Brin de Google. Ce programme a été fondé par un certain Julian Stanley, lui même membre du laboratoire de recherches « Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences ». Rappelons aussi que Watson était professeur au Johns Hopkins University. Toutes les informations sont là. Zuckerberg est un héritier du courant béhavioriste en psychologie, ce qui explique pourquoi il a construit Facebook, et pourquoi Facebook est le plus grand aspirateur à informations sur le comportement humain jamais créé.

Qu’est-ce que le béhaviorisme ? C’est simple. Dans le courant du XXème siècle est né un nouveau paradigme en psychologie qui s’est opposé fortement à la psychanalyse, dont notre culture est tributaire. Les béhavioristes, dont Watson est le plus célèbre, ont simplement dit : l’âme, l’inconscient, le rêve, les types psychologiques, les archétypes, et a fortiori les désirs, les ambitions, les peurs, n’existent pas, seul existe le comportement effectif. Le comportement, c’est à dire le geste, l’action, le fait observable et quantifiable, sont la seule chose dont la psychologie devrait traiter, parce que c’est la seule chose mesurable, objective. “Mind is behavior” disait Watson. Dit comme ça, cela paraît trivial, et pourtant c’est ce qui a creusé un fossé gigantesque entre une psychologie d’héritage freudien, continuée par Jung, et une psychologie comportementale, ou behavioriste, qui a pris racine dans le monde anglo-saxon et s’est petit à petit étendue au continent européen.

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Les expériences préférées des béhavioristes du XXème siècle étaient opérées sur des rats. Nous sommes les rats de la nouvelle ère. Sauf qu’à la différence de ces quadrupèdes poilus, nous avons la capacité de réfléchir à notre condition même de rats de laboratoire, ce qui ajoute le grain de sel qui a toujours enrayé la machine comportementaliste : la conscience et ses infinies ramifications.

Mon but n’est pas de faire un cours de psychologie, mais d’ouvrir les yeux des lecteurs sur le fait que Facebook est une entreprise purement behavioriste. Jamais un héritier de Freud ou de Jung n’aurait même pu imaginer une telle expérience. Elle n’aurait strictement aucun sens. Et c’est là qu’il y a quelque chose à faire, à comprendre, à réfléchir, pour nos décideurs politiques. Parce que Facebook ne gagne des combats que tant qu’on se situe dans une perspective behavioriste. Et nous pouvons faire mieux.

Mais d’abord, pourquoi Facebook est behavioriste dans son fonctionnement. Comment a été imaginé Facebook en tant qu’expérience psychologique ?

  • La première étape était évidemment de connecter les gens. C’est à dire se connecter à eux à travers une interface privée et sécurisée, et les connecter entre-eux.
  • La deuxième étape était de trouver un moyen de les faire « avoir des comportements », comportements enregistrables et chiffrables, évidemment.
  • Or la meilleure façon de les faire « agir » était de créer un cadre dans lequel ils osent le faire, donc un cadre « restreint », fermé, privé, familial (principe d’être entre amis). Facebook voulait que les gens osent s’exprimer, se sentent en confiance de le faire. Cela donnerait du meilleur matériel d’analyse.
  • Une des règles fondamentales de Skinner est de ne pas expliquer les règles du jeu mais de mettre le sujet d’expérience dans un état où il agisse. Cela rend son comportement plus « authentique ». L’authenticité est évidemment au cœur du projet, puisqu’elle permet une information plus pure.
  • Une autre étape était d’aller progressivement d’interactions (et donc de comportements) très simples à des comportements plus complexes. On part de « like », share, temps d’attention, scroll, commentaires, à des comportements plus complexes (partager beaucoup de photos, ou pas, écrire beaucoup de textes, ou pas, et plus loin encore analyser le contenu même de ces textes ou photos).
  • J’ai oublié de mentionner que le « profil » lui-même était déjà conçu pour récolter le maximum d’informations « premier degré » sur les utilisateurs, c’est à dire explicites et immédiates (âge, confession, famille, éducation, etc.)
  • Si on se repose la question initiale : comment obtenir de l’information mesurable, enregistrable, et authentique sur les gens, la meilleure réponse à cela était de créer un réseau où chacun ait l’impression d’être juste « entre amis » parce que c’est dans ce cadre qu’on se dévoile le plus.
  • Donc les objectifs explicites de Facebook : connecter les gens, leur permettre de partager du contenu de valeur, leur offrir des communautés d’intérêt, etc., sont parfaitement alignés avec l’idée de créer la plus grande plateforme possible d’étude du comportement. Facebook était le meilleur design (amis, famille, groupes, communautés, micro comportements enregistrables et chiffrables) possible pour opérer une collecte de données sur le comportement humain selon un modèle héritier du béhaviorisme. Se connecter à eux et les « pousser » à agir, dans le but de rassembler des données comportementales. Un maximum possible.
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La stratégie de récolte américaine est une stratégie parmi d’autres. C’est une stratégie béhavioriste. Elle a été grandement aidée par la situation géo-politique du XXème siècle. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, les européens ont bénéficié de l’aide américaine. Ces derniers, en retour, ont accumulé un nombre immense de données les concernant. C’est fairplay. Aujourd’hui, souhaitant nous réveiller de notre sommeil dogmatique, nous avons l’impression d’avoir pris cinquante ans de retard, alors nous nous empressons de prendre des décisions, la plupart prématurées. Au lieu de courir le plus vite possible en avant, il serait bon de se pencher quelque peu sur notre passé.

Si nos élus pensent qu’il y a guerre, alors appliquons l’art de la guerre : connaître ses propres forces et faiblesses, et celles de son ennemi. On ne peut pas rivaliser sur la quantité, du coup on prend une autre stratégie, qui est celle de la subtilité, de l’éducation. La compréhension complète et subtile du comportement d’un individu vaut bien plus que des données statistiques approximatives sur un million. Ces données ne toucheront jamais l’individu.

Protéger l’individu et sa liberté ne passe pas par un contrôle des données qui lui échappent, mais par une aide à la recherche propre à chacun de son individuation, au sens jungien du terme. Pour protéger nos citoyens, il importe de les éduquer et de les aider à se développer. Voilà où nous retrouverons notre héritage européen, dans la construction de l’individu éclairé et critique.

La première chose à faire, politiquement, n’est pas d’établir des lois qui protègent les données, ni d’allouer des fonds colossaux à la construction de nos propres facs-similés des plateformes américaines. La première chose à faire est d’allouer des fonds à l’éducation, dans le but de construire une école qui enseigne aux citoyens à comprendre comment fonctionnent les outils qu’ils utilisent au quotidien. Le simple fait d’introduire dans les programmes scolaires des cours sur l’histoire d’internet, sur les différents réseaux sociaux, sur le fonctionnement de la diffusion, et de la récolte, de nos données en ligne, serait déjà un pas gigantesque.

La deuxième chose à faire serait de créer non pas des applications imitant les produits américains, mais nos propres applications, moins superficielles, plus analytiques. Il me semble évident qu’un outil qui utiliserait, par exemple, les informations que les utilisateurs ont le droit et la possibilité de récupérer sur leur propre compte Facebook, à partir d’un simple click, pour les passer à travers une grille d’analyse qui offrirait des profils psychométriques sur le modèle des types psychologiques jungiens (ceux qui ont été utilisé plus tard pour générer le Myers-Briggs) aurait déjà une valeur inestimable.

Les behavioristes comprennent comment l’être humain fonctionne. Mais ils sont incapables de dire pourquoi. L’absence de cette enquête sur le pourquoi affaiblit leur doctrine quand il est question d’échafauder une vision du monde, de proposer aux citoyens un avenir, de construire une cause pour laquelle se battre, ce qui, au final, est la plus grande force de l’humanité. En ayant toujours refusé tout ce qui touchait à la spiritualité, les behavioristes ont créé cette science aride du comportement qui est parfaitement illustrée par la personnalité même de Mark Zuckerberg. À chaque fois qu’il est interrogé ou qu’il s’exprime publiquement tout ce que l’on voit ressortir est l’abyssale superficialité de sa vision du monde. Cela me fait penser à ce que disait Watson dans son ouvrage intitulé Le Behaviorisme, publié en 1972 :

« L’intérêt du béhavioriste pour le comportement humain est plus grand que celui du spectateur — il veut contrôler les réactions humaines, comme le physicien veut contrôler et manipuler un autre phénomène naturel. Le travail de la psychologie béhavioriste est de pouvoir prédire et contrôler activité humaine. Pour cela, elle doit récolter des faits scientifiques par la méthode expérimentales. Ce n’est qu’alors que le béhavioriste entraîné pourra, en donnant le stimulus, prédire quelle réaction va se produire ou, en voyant la réaction, énoncer quelle situation ou stimulus l’a entraînée. »

Voilà qui est dit.

Spoiler alert : à aucun moment de son ouvrage Watson n’effleure même simplement l’idée que ce “contrôle” du comportement humain puisse être mis à exécution par des individus dont les motifs et les buts divergent. Watson, tout comme Zuckerberg aujourd’hui, en restent à la fascination devant l’outil lui-même, sans égards à ses conséquences potentielles.

Cessons donc de nous aveugler en mystifiant des projets et des entreprises telles que Facebook et Google. Ce sont des entreprises héritières d’une certaine psychologie, bien précise, anglo-saxonne, qui a choisi de se construire sur le refus catégorique de notre héritage à nous, psychanalytique, au sens de psychologie des profondeurs.

Si nous voulons reconstruire une Europe forte, puissante, éclairée, cela passera nécessairement par une compréhension de notre héritage, une vision correcte de qui nous sommes. Nous ne sommes pas des américains, depuis des millénaires nous avons exploré les profondeurs de notre psychologie. Nous savons que notre force, et la fascination que nous opérons sur d’autres régions du monde, est la finesse de notre culture, la grandeur de notre production artistique, la beauté de la philosophie que nous avons construite sur la simple question de qui nous sommes.

Apprendre à un citoyen à devenir un individu unique, parfait dans sa singularité, grâce à une compréhension de qui il est profondément, un être absolument particulier, et non un numéro, est la plus grande mission que l’on puisse se donner aujourd’hui en tant qu’Europe. Notre psychologie plonge ses racines dans une tradition de la thérapie, de la guérison, de la volonté de créer un homme meilleur, plus sage, plus heureux, plus vertueux. Comment en sommes-nous arrivés à jalouser une méthode purement comportementale, dénuée de toute forme de spiritualité, dont la seule finalité est la maîtrise, maîtrise qui lui échappe toujours en dernière instance… Il suffit de voir ce qu’il advient du pays où ces technologies sont nées.

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Elliot Vaucher

Les réflexions publiées ici n’engagent que moi.